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Entretien avec Wassyla Tamzali

Réalisé par Sarah MORSI

Wassyla Tamzali a été avocate à Alger avant de devenir directrice du droit des femmes à l’Unesco. Elle se consacre aujourd’hui à l’écriture (« Une enfance algérienne » est paru en 2007 chez Gallimard) et à la lutte pour l’égalité hommes-femmes en Algérie, et plus largement dans le monde arabe, en tant que présidente du Collectif Maghreb Egalité.

Pouvez-vous nous présenter le Collectif Maghreb Egalité ?

Il s’agit d’un Comité créé en 1992 qui réunit les associations de femmes et les personnalités du Maghreb militant pour l’égalité hommes-femmes. Notre objectif initial était de préparer notre intervention à la Conférence de Pékin de 1995. Lors de cette conférence, nous avons élaboré un Code de la famille présentant 100 mesures pour l’égalité dans les trois pays du Maghreb, le Livre blanc sur la condition des femmes au Maghreb.

Après la Conférence, on s’est lancé dans d’autres actions. En particulier, nous avons publié le Dalil, qui signifie manuel d’application et qui a été très bien reçu. Le Manuel répondait a la question: « Comment mettre en application les 100 mesures? ». Il a servi au Maroc, lors de la réforme du Code du statut personnel, à travers notre partenaire marocain, l’Association des femmes démocratiques du Maroc.

Le Dalil est un travail très compliqué. Nous avons tenté de consolider un argumentaire puisant non seulement dans la religion (que l’on interprète dans un sens féministe), mais aussi dans la sociologie (en montrant que la délinquance des enfants, les violences contre la femme tiraient leur source dans le rapport inégal des hommes et des femmes) et dans l’argumentaire universaliste de l’égalité des êtres humains. Ce discours universaliste ne suffit toutefois pas pour entraîner avec nous des populations qui n’avaient pas cette sensibilité.

Quels sont vos rapports avec les féministes dites islamiques ?

Notre mouvement n’inclut pas de féministes islamiques car il n’a pas de revendications « islamiques » à proprement parler. Certaines féministes islamiques nous reprochent notre occidentalisation et veulent se référer à l’islam en montrant que la religion porte des valeurs d’équité et de respect. Ces femmes font un travail de débroussaillage par rapport à certaines mœurs et pratiques qui sont en deçà de ce que le Coran prévoit pour les femmes. Elles ont parfois trouvé plus de droits dans le Coran que dans ce qu’elles vivaient ! Mais le féminisme vise l’égalité en termes modernes, pas l’équité.

Quels obstacles rencontrez-vous ?

Nous développons la pensée féministe, et nous la confrontons aux problèmes qui se posent. Notre majeur problème tient à l’interprétation actuelle de l’islam dans les sociétés maghrébines. A Tunis, on a aussi vu que l’un des problèmes était de fabriquer nos réponses à l’islamisme. En 1995, on élabore donc une réponse à l’islam, pas à l’islamisme. Aujourd’hui, le vrai danger concerne l’islam politique, qui implique une subordination très forte de la femme. L’islam aurait dû servir de tremplin à la naissance d’un sujet femme, comme la chrétienté a servi de tremplin au siècle des Lumières et à la contestation par les chrétiens eux-mêmes de la chrétienté. L’islam, tel qu’il a été reçu par les sociétés islamisées, n’a été qu’une forme de légitimation des modes archaïques de la société.

Quel est votre écho dans les sociétés maghrébines ?

Dans tous les pays du monde, les féministes ont toujours été une espèce d’avant-garde, cela n’a jamais été un mouvement de masse mais il a eu de l’importance en Europe car il a été associé à d’autres revendications. Pour les sociétés maghrébines, on est dans le paradoxe : la société est atomisée, il n’y a pas de réseaux de travail et de réflexion, mais sur cette atomisation, se greffe la structure communautariste. Nous sommes de plus en plus isolés au sein de la société, et de plus en plus contrôlés par cette société, au nom de l’islam. Ce contrôle social permet au pouvoir de dormir sur ces deux oreilles. En Algérie, on est d’autant plus isolé que nous fournissons peut-être l’analyse critique la plus forte de la société. Quand on est féministe, on est au cœur de la société, même si on est minoritaire. Si on s’arrête aux revendications concernant le travail et l’éducation, on ne dérange personne. Mais quand on analyse la situation et qu’on montre qu’en réalité, le corps des femmes est devenu le vrai champ du politique et qu’en Algérie, tant qu’on n’aura pas libéré les hommes et les femmes de cette morale sexuelle, on ne progressera pas, c’est la volée de bois vert.

La morale sexuelle est si omniprésente que les Arabes sont devenus des obsédés sexuels. L’interdiction ne fait que développer la débauche : la prostitution, l’inceste sont des plaies de tous les pays arabes. A cela s’ajoute le fait qu’il n’y a plus de projet politique en Algérie, et ce pas seulement pour les femmes, mais pour toute la société. On trouve des utopies chez les vieux militants qui avaient 20 ans à l’indépendance et croyaient en la libération. Quant aux jeunes, ils ont pour projet 1/ de survivre, 2/ d’émigrer et 3/ de s’enrichir pour ceux qui sont dans le circuit des privilèges.

Comment fait-on pour changer ces représentations ? Pourquoi en est-on encore là ?

Libérer les femmes, c’est exiger des libertés qui remettent en question le pouvoir politique, dont l’unique intérêt est de se perpétuer pour contrôler la richesse du pays. Concrètement, la première des choses, qu’il ne faut jamais négliger et qu’on néglige toujours dans un pays du tiers-monde, c’est de faire ce type d’analyse et de dire les choses. On a de l’espoir quand on commence à comprendre. Le bonheur qu’on peut avoir aujourd’hui en Algérie est le bonheur de Sisyphe, qui trouve la réalité quand il comprend que le rocher qu’il essaie de surmonter retombera toujours. Lui, c’est un homme, il a compris que la pesanteur fait tomber le rocher et trouve dans sa liberté le moyen de se projeter dans l’avenir. Ce qui est important est de tirer des contenus politiques des situations. Il faut restaurer le politique. Ou on dit que c’est le destin, le retour aux sources et à la culture ; ou on dit que c’est politique et qu’on a des choses à apprendre de ce qui se passe.

Aujourd’hui, les pays arabes sont en panne, parce que la domination des femmes est ce qu’on a donné en compensation aux hommes. Les femmes vivent dans un univers de violence symbolique. A l’université d’Alger par exemple, on observe un vrai phénomène de harcèlement sexuel : les professeurs d’université monnayent les diplômes contre des coucheries avec des élèves. Les femmes sont méprisées par la loi. La violence symbolique a ouvert la porte à une violence réelle.

Comment on sort de l’impasse ?

Si je devenais la majorité, on sortirait de l’impasse ! En politique, tout le monde sait que les jeux sont faits. Nous sommes gouvernés par des gens très intelligents qui n’ont pas le bien du pays en tête. Le problème, c’est qu’on est trop riche et donc que la crise ne se voit pas. L’Algérie est un pays qui a été déculturé, la société civile a été tuée pendant la guerre d’indépendance et ce qu’il en restait a été tué par le pouvoir en place.

Je crois que la Commission nationale des droits de la femme ne s’est jamais réunie. La réforme du Code de la famille de 2006 n’a pas eu d’impact car elle n’a pas eu le courage de rénover le code en profondeur. Il n’y a eu que des aménagements et des amendements avec un tel esprit de marchandage que cela ne pouvait pas être une loi fondatrice. Cette « réformette » a étouffé l’enthousiasme des hommes, car on espérait une loi qui allait réveiller le pays, une loi qui allait ouvrir une porte sur l’avenir. Quand on a vu cette réforme frileuse, miteuse et calamiteuse, nous avons été très déçus. A titre d’exemple, le tuteur matrimonial n’a pas été enlevé, mais on a donné aux femmes le droit de choisir leur tuteur ! En bref, la femme demeure une mineure a vie.

Aujourd’hui, nous n’apportons rien à l’humanité. On comprend le mépris dans lequel on tient le monde arabe en Occident. La première victime de ce mépris est le peuple palestinien car les protestations du monde arabe ne sont pas crédibles. Nos écoles, nos hôpitaux sont devenus des machines à régresser.

Quelles satisfactions avez-vous pu obtenir ?

Certains militants donnent une image d’un pays encore debout et vivant. C’est très important, mais on n’a pas de relais. Toutefois, je n’ai pas perdu l’espoir, je suis Sisyphe, je continue à monter la pierre. C’est fondamental.

Les femmes sont perçues par la société civile comme celles qui vont sauver la société algérienne mais aussi comme un élément qui résiste.

On est dans des rythmes lents. Moi, je suis ce que je suis après trois générations. On ne peut pas tout à fait faire confiance à cet évolutionnisme. Les régressions ont des motivations politiques: les femmes sont voilées, mais elles font moins d’enfants que leur mère qui faisaient huit enfants : sous leur voile, elles prennent possession de leur corps.

*Diplômée de l’IEP de Paris en 2008, Sarah Morsi est chargée de projets à l’Agence Française de Développement à Sana’a (Yémen). Adresse électronique: sarah.morsi@sciences-po.org.

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