Simone de Beauvoir l’Algérienne
N° 647-648, janvier-février 2008 Les temps modernes
LA TRANSMISSION BEAUVOIR
À Alger, il pleut. Sur ma table, prés du téléphone un vieux Gallimard fermé, écorné, bruni par le temps; la tranche du livre est sur le point de se détacher. Voilà trois mois que le livre voyage avec moi, entre Paris et Alger. Sur la couverture trois noms : Djamila Boupacha, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi. Je sais ce qu’il y a dans ce livre, des pages sanglantes, difficiles à relire même quarante cinq ans après. Et des photos pour matérialiser son nom, une toute jeune fille, avec « des cheveux merveilleux » comme dit son avocate, et deux illustrations, un portrait d’Elle par Picasso, et un tableau insoutenable de Matta, un corps disloqué sur une table de torture.. Son corps. Qu’est-ce que j’aurais fait à sa place ? Sa place à Elle, Djamila, bien sûr. Les autres je me glissais sans peine dans leurs habits. J’aurais eu sans doute, avec moins de talent, la témérité et la ténacité de l’avocate, l’engagement de l’intellectuelle ; mais son courage à Elle ? Non.
Un livre écrit sur proposition, faite le 12 juillet 1961, de Simone de Beauvoir, présidente du Comité Djamila Boupacha, pour disait-elle faire éclater la vérité sur la justice française, l’armée française, et être un témoignage pour l’avenir. Je m’accroche à ce mot « l’avenir ». C’est de notre avenir qu’il s’agit maintenant, et non plus celui de la justice française. Reprendre cette page de notre histoire, s’approprier la colère de Simone de B. contre cette France-là, et nous tourner vers nous, notre présent. Oui, nous voilà arrivés au temps de l’avenir.
Voilà à quoi je pense, assise prés du téléphone, en attendant… J’attends quoi pour « la » rappeler comme elle me l’a demandé. Et pourquoi rappeler ? Pour lui dire mon admiration, et aussi lui demander ce qu’elle savait alors de celle qui l’avait défendue, de cette Française qui prit la tête de la croisade anti- torture, anti-armée lancée en brandissant à la face de l’opinion publique française et internationale son calvaire à Elle, dans ces détails les plus insuportables ? Lui demandait si elle savait alors que Simone de Beauvoir était la figure emblématique des femmes qui se libéraient en France du joug de l’église, de la famille, des traditions, des hommes et qui mettaient en marche la révolution des femmes?
Pour lui demandait, surtout, si elle pouvait imaginer ce que dirait Simone de Beauvoir devant la condition dans laquelle nous étions maintenues aujourd’hui, plus de 50 ans après la guerre de libération, 50 ans après son engagement à elle dans la résistance, elle et tant d’autres jeunes femmes et femmes? Nous, « les femmes algériennes », rendues célèbrent dans le monde grâce à elle et ces femmes et jeunes filles qui représentèrent la lutte du peuple algérien pour son indépendance, qui incarnèrent la Révolution algérienne. Une révolution qui devenait, par la superposition et le mélange des voix et des visages, celle de Simone, de Djamila, des Djamila,et des autres une révolution qui libérait aussi ses femmes dans le même mouvement qu’elle libérait l’Algérie. Oui, une révolution qui libèrerait tout un peuple et les femmes des entraves de la coutume, de la tradition, de la religion. Une révolution qui ferait tomber la société patriarcale féroce et archaïque qu’était majoritairement la société algérienne quand elle arrive devant l’histoire moderne, portée par le mouvement de libération nationale, mieux encore, par un mouvement qui parle de tous les damnés de la terre. Car à côté de Simone de B. il y a Jean-Paul Sartre. Sa préface au livre de Frantz Fanon n’était-il pas le bréviaire de la guerre contre l’impérialisme occidental ?
Alors une révolution féministe ? Oui ! pourquoi non ? Personne ne l’a dit mais beaucoup y pensaient, et S. la première sans doute. Comment n’aurait-elle pas pensé de la sorte devant cette jeune femme martyrisée, courageuse, qui refuse les combines que la justice française lui propose pour échapper au procès en acceptant de se faire passer pour folle, qui veut continuer à se battre, et à dénoncer l’appareil de cette justice qui prétend la juger ? Cette toute jeune infirmière affirme si fort une attitude politique d’une telle maturité qu’elle fait voler en éclat l’image de la jeune fille musulmane algérienne traditionnelle, confinée dans l’espace privé, soumise à ses pères et frères en attendant un mari. Elle, elle et les autres Djamila, et les autres résistantes. Comment S. qui voit tout cela, qui sait dénoncer, mais aussi repérer ce qui peut conduire les femmes à la liberté n’aurait -elle pas penser que la Révolution algérienne allait non seulement libérer le pays du joug colonial, mais aussi de ses traditions. Une révolution faite par les hommes et les femmes, un espoir pour l’auteur du deuxième sexe. Entre la philosophe engagée et la jeune aide soignante ce n’est pas une simple solidarité de femme qui se joue, mais une démarche politique partagée. Le livre qu’elle a voulu nous montre non pas une victime, mais une jeune femme consciente de ce qu’elle affronte.
Est-ce que j’appelle ? Ce serait la troisième fois. Trois fois elle m’a demandé de rappeler, ne pouvant me voir comme il avait été entendu au coup de téléphone précédent. Je suis impatiente, anxieuse car j’ai un message important à lui transmettre. Je dois lui dire qu’à Paris mes amies des Temps modernes m’ont demander de la rencontrer, de recueillir ses souvenirs, car il était évident pour elles, pour moi, qu’elle devait être présente dans l’hommage à Simone de Beauvoir qu’elles préparaient à l’occasion du centenaire de sa naissance. Sa place était à côté des féministes françaises, et d’autres pays qui se partageraient cette édition spéciale. Lui dire que son nom restait attaché à celui de la Jeune fille qui a dérangé la France. Lui dire, lui montrer, lui expliquer et la convaincre que c’était important de renouer avec ce temps, important pour nous, ici, à Alger, plus, beaucoup plus que pour nos amies Beauvoiriennes. Nos amies Beauvariennes qui nous avaient un peu, beaucoup, oublié, par découragement, par lassitude; parce qu’elles ne comprenaient plus ce qui se passait dans notre pays. Alors parler de Simone c’est….
Qu’est-ce qui me fait hésiter, pourquoi cette crainte d’appeler ?
En l’apercevant au Salon du livre d’Alger le 4 décembre, j’ai eu une bouffée d’espoir. Depuis trois mois, je trimbalais ce livre avec moi, entre Paris et Alger, j’avais remué ciel et terre pour la retrouver, et on me disait, « elle ne te dira rien, elle ne s’exprime pas en public, elle s’est retirée. » Quand je l’ai vu entrer dans cette salle où je devais présenter au public algérois le livre de Gisèle Halimi « La Kahéna » j’étais soulagée : je l’avais retrouvée, et elle venait pour Gisèle, donc elle restait attachée à cette période. J’allais renouer le fil avec cette époque terrible dont l’héroïsme éclairait encore notre présent sombre. Rassurée, même si j’avais été surprise de la retrouver la tête couverte d’un voile léger et transparent. –« Les cheveux merveilleux de Djamila… » – Comme un voile de modestie. Une femme discrète. Elle disait déjà à Simone de B. « Je ne suis qu’une détenue parmi des milliers d’autres ». Je voulais justement parler avec elle de cette discrétion, de cette « sortie » de la vie publique. Lui dire combien sa voix pèserait dans le débat sur les droits des femmes algériennes aujourd’hui. Quelle force auraient alors nos revendications pour, d’une certaine manière, obtenir l’accomplissement des promesses de la guerre de libération. Qui mieux qu’elle pourrait exiger cela ? Je sais bien que ce n’était pas la priorité de l’époque pour elle, et sans aucun doute pour Simone de Beauvoir. Mais nos revendications pour la liberté, l’égalité, le respect, la participation ne prenaient-elles pas leurs racines dans sa lutte à elle, dans son héroïsme, son courage politique. Ce n’était pas la priorité du moment, mais cela devait en être la suite logique. Résistante pour la libération du pays, et pour notre liberté aussi. Reparler de Simone de Beauvoir et de ce qu’elle fit pour elle, de sa contribution à la lutte anti –coloniale algérienne n’est-ce pas une manière de légitimer nos liens avec le féminisme que S. de B. représente, de nous inscrire de droit dans le camp du féminisme, qu’il faut aujourd’hui faire suivre d’un adjectif, aussi je choisirais universel, puisque certaines et certains parlent de féminisme islamique ? N’est ce pas la meilleure manière de légitimer nos luttes, nous qui nous rattachons au féminisme sans aucun adjectif : Le Féminisme. N’est-ce pas le moment d’en parler ? Plus même, n’y a t il pas urgence de faire de Simone, et tant pis si c’est malgré elle, une Simone algérienne ? De sortir de toute ambiguïté notre lutte de femmes algériennes pour nous installer dans l’universel ?
Dire cela moi n’a pas beaucoup de poids hélas, le dire elle (D.B.) voilà ce dont nous avons besoin. Reprendre le fil de la Révolution algérienne et faire réentendre les voix progressistes qui nous accompagnèrent.
Il pleut toujours sur Alger. Et j’hésite toujours à l’appeler. J’ai peur de quoi ?
Si je lui pose toutes ces questions, et si elle me dit ce que me disent les rues d’Alger et ses si nombreuses femmes voilées ; ce que me rapportent mes amies professeurs des universités « Les étudiantes sont à plus de 60% voilées ! » ? Si elle me dit que c’est notre condition de femmes algériennes, car nous sommes des femmes musulmanes, de suivre les préceptes du Coran, qu’est-ce que je fais ? Le voile léger et transparent qui couvre les cheveux de Djamila me paralyse.
L’émission de la radio est interrompue par l’appel à la prière, dans quelques minutes la voix du muezzin de la mosquée installée dans l’ancienne église Saint Charles, à une rue de chez moi, va emplir mon appartement de ces sons plaintifs qui me collent le cafard, tous les après midi à la même heure. Ce sera alors la fin annoncée de la journée, la nuit va tomber, les commerçants vont tirer leur rideaux de fer, et la ville va se vider des promesses du matin. Je sais que je ne vais pas appeler aujourd’hui. La peur d’entendre ce qu’il ne faut pas que j’entende, car je veux trouver des raisons de continuer d’être ici. J’appellerais demain. Il y aura peut être du soleil, et l’espoir qui ne cesse d’habiter cette ville reviendra fort, intact depuis l’indépendance malgré la forfaiture et le code de la famille calamiteux, de l’infamie comme disent les féministes algériennes qui continuent à se battre. Mon espoir renaîtra aussi, demain. Je sais qu’on ne pourra jamais dissocier le nom de Simone de Beauvoir et de Djamila Boupacha, et des femmes algériennes résistantes, et de celles qui luttent aujourd’hui. C’est notre histoire à nulle autre pareille.
Le lendemain avec le soleil revenu mon courage me pousse au téléphone. Je vais appeler. Elle a sûrement des choses à me dire. Quelques mots de politesse et je lui présente la raison de mes appels. Inutile de feindre. « Je veux vous voir pour les Temps Modernes. Un numéro spécial sur Simone de Beauvoir est en préparation, pour la célébration du centenaire de sa naissance, j’ai proposé de vous rencontrer. Je veux savoir si vous voulez me voir pour parler de Simone de B. » Silence « Il me semble que vous ne souhaitez pas me rencontrer ? » Je regrette déjà cette manière abrupte. « Oui c’est cela, je ne veux pas parler de cette époque, je veux oublier, c’est trop douloureux ».
C’est son droit. Un droit absolu.
Je repose le combiné. Jette un dernier regard sur le livre qui semble plus que jamais fermé. Un vieux livre comme on en trouve chez les revendeurs. Notre histoire vieillie, écornée. Silencieuse. L’avenir attendra.